Etude : Shoah et la Liste, entre sacré et représentation

Un article inhabituel, qui traite de deux films qui m’ont marquée : Shoah et La Liste de Schindler. J’ai fait ce travail pour mon cours de contemporaine cette année, en tentant de comparer ces deux œuvres. Avis aux passionné(e)s !

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Le terme « Shoah » est communément utilisé pour parler du meurtre des Juifs d’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce mot yiddish signifiant « destruction » traduit l’anéantissement de tout un peuple par la machinerie nazie. Cet événement est caractéristique du XXème siècle et continue d’influencer notre vision actuelle de l’humanité et de l’histoire. Face à cette tragédie, la société s’est interrogée sur la légitimité de l’art et sa capacité à montrer la Shoah. Des questions telles que la représentativité de la Shoah mais aussi la possibilité même de faire de l’art après la guerre ont émergé. Dans ces débats, le cinéma est apparu comme un moyen efficace de retranscrire l’horreur de la Shoah et de la partager au grand public. Deux films tels que Shoah, de Claude Lanzmann mais aussi La Liste de Schindler de Steven Spielberg ont marqué durablement la culture populaire. Ces deux entités sont basées sur des techniques et objectifs différents, leurs natures même étant opposées : Shoah est un documentaire et La Liste une fiction. Ces œuvres sont soutenues par des pensées divergentes s’opposant notamment sur la possibilité de représenter la Shoah et la valeur ou non de la fiction.

Suite à cette brève exposition, nous pouvons nous demander en quoi le thème de la Shoah dans le cinéma est porteur d’une contradiction majeure entre sacré et représentation.

Dans un premier temps il sera question de la légitimité du cinéma en tant que représentation de la Shoah. Il sera ensuite nécessaire d’aborder successivement Shoah et La Liste de Schindler, deux œuvres opposées dans leur conception et objectifs.

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Le cinéma est art de la représentation : il met en scène ce qui est visible dans le réel ou crée des éléments fictionnels. A travers sa création, le réalisateur ordonnance le réel selon sa volonté, il crée une nouvelle temporalité : celle de son œuvre. Un ou plusieurs messages parcourent le film et sont transmis au public : ainsi, ce qui provient du réel ou de la fiction montre des choses invisibles. Des valeurs sont véhiculées, parcourant l’œuvre tel un fil rouge : ce qui est invisible devient visible grâce au cinéma.

Cette capacité à faire apparaître l’invisible mais aussi ce qui a disparu, fait que cet art est propice à représenter la Shoah. En effet, le génocide a laissé derrière lui six millions de victimes qui ne sont plus présentes pour raconter leur histoire. A travers des images d’archives, des témoignages de survivants, des plans représentant les lieux de l’extermination, le cinéma va faire ré-apparaître les disparus. Il est art de l’évocation : ce qui a disparu apparaît en filigrane grâce à la mise en scène, à la parole, aux images. Cette apparition des morts et de l’histoire fait du cinéma un art de la mémoire. C’est grâce à cet outil, mais également aux récits oraux, écrits, aux analyses historiques que les générations succédant au massacre ont pu connaître ce qu’il s’était passé pendant la Seconde Guerre mondiale. En réalisant un film portant sur la Shoah, le créateur s’engage dans un devoir de mémoire. A lui de se positionner : faire un film véridique ou non, un documentaire ou une fiction. En tant qu’art de la transmission, le cinéma représente un outil indispensable à l’histoire et à sa diffusion. Cependant, il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de manipulation de ce média. Réalisateurs et spectateurs doivent se demander en quoi l’œuvre cinématographique est digne de confiance ou non, surtout concernant un sujet aussi problématique et dense que la Shoah.

Le cinéma représente un outil de communication et montre au public l’événement-Shoah. Selon Marie-José Mondzain, dans l’ouvrage Le cinéma et la Shoah : il ne faut pas confondre représentation et explication. Le cinéma montre la Shoah, ses survivants, ses lieux emblématiques, ses images d’archives. A travers ces documents, le spectateur visionne l’inhumanité de la machinerie nazie : détruire tout un peuple de façon préméditée et systématique. Montrer cette déshumanisation des victimes et des bourreaux n’est pas l’expliquer. Pour M-J Mondzain, le cinéma n’explique pas ce qu’il s’est passé, il le montre avec plus ou moins d’objectivité. La Shoah représente une question ouverte, c’est-à-dire qu’il n’y pas de solution unique à cet événement, on ne peut pas le résoudre tel un problème. C’est une tragédie qui continue de parcourir notre époque et de mettre en question l’humanité et ses valeurs. En représentant le génocide, le cinéma n’entend pas donner une réponse à la question-Shoah, mais l’offrir aux spectateurs pour qu’ils puissent la penser. Cette représentation permet une prise de recul et une réflexion sur les événements passés.

Toute la difficulté avec la retranscription de tragédies telles que la Shoah sur les écrans est de ne pas laisser une part trop grande à la sentimentalité. Pour cause, elle peut pervertir l’histoire, notamment à travers une trop grande prise de position de la part du réalisateur. Idéalement, celui-ci doit au préalable exercer son objectivité et sa réflexion pour concevoir un film tourné vers la mémoire.

A travers sa capacité à montrer l’invisible ainsi qu’à susciter une réflexion, le cinéma apparaît comme un des arts les plus à même de représenter la Shoah. Toutefois, une question fondamentale parcourt les débats concernant le cinéma et le génocide juif : peut-on représenter cet événement ? Des hommes tels que Claude Lanzmann, Elie Wiesel ou encore Pierre Vidal Naquet considèrent que la Shoah est un événement sacré qui ne peut être représenté. L’horreur des camps et de l’extermination est entrée dans un processus de mythification. Elle représente le Mal mais aussi le sacrifice d’un peuple destiné à la stigmatisation. Cette lecture religieuse du réel est la base d’une sacralisation de la Shoah. Attribuer un caractère sacré au génocide revient à le mettre à part dans l’histoire : c’est une histoire unique, celle du peuple juif. En distinguant ce massacre de ceux qui ont pu se produire à d’autres époques, dans d’autres régions, ces penseurs en font un élément sacré et unique, qui ne peut être comparé à aucun autre.

Les religions monothéistes (christianisme, islam, judaïsme) entretiennent un rapport complexe avec la représentation du sacré et des épisodes iconoclastes secouent leurs histoires. La mise en scène de la Shoah est problématique dans le sens où cet événement historique a été mythifié par certains penseurs qui l’ont placé hors d’atteinte du champ de la représentation. Ne pas montrer ce qu’il s’est passé, rejeter les images d’archives mais aussi la reconstitution sont autant de moyens de bâtir une barrière infranchissable autour du génocide. Cette vision de la Shoah est controversée comme nous le montre nombre de films (La Vie est Belle, La Rafle, La Liste de Schindler). Auschwitz on my mind, court-métrage réalisé par Assaf Machnes renverse cette idée d’une entité sacrée. Ce film est l’exemple qu’une dérision est possible à l’égard de ce lieu, mais aussi que l’expérience de la Shoah est une affaire personnelle, qui se vit individuellement et qu’il ne faut pas imposer par le biais d’une morale religieuse.

Bien qu’il soit un des meilleurs moyens de retranscrire une expérience réelle, de par l’usage de l’image, du son, du mouvement, le cinéma n’en reste pas moins un art controversé quant à sa représentation du génocide juif. Pionnier dans ce domaine, Claude Lanzmann livre une œuvre alliant sacré et histoire dans son film Shoah.

Ancien résistant, journaliste engagé, Claude Lanzmann se lance dans un projet gigantesque qui durera près de quinze ans : la réalisation d’un documentaire traitant de la Shoah : la mise à mort du peuple juif. Son film sorti en 1985 enthousiasme les critiques et devient une des références clés du cinéma historique. Alors qu’auparavant le terme communément utilisé était l’ « Holocauste » pour parler du génocide juif, Lanzmann impose à travers son œuvre le concept de Shoah qui est aujourd’hui utilisé en priorité. Ce documentaire est un recueil de témoignages mêlant bourreaux et survivants. Ses images sont majoritairement filmées en Pologne et offrent des paysages nus qui recouvrent peu à peu leurs droits après l’horreur. Le silence se fait lourd au cours de ces neuf heures de film, même si les témoignages se succèdent continuellement. C’est le silence des morts que Lanzmann voulait invoquer, qu’il voulait ramener à la vie. Pour cause : Shoah est un film réalisé pour et en quelque sorte par ceux qui ont disparus, et non pas pour ceux qui ont survécu. Cette prise de position du réalisateur laisse les survivants confus : que faire après les camps, comment transmettre leur histoire ? Le film de Lanzmann représente une main ouverte pour ces survivants des Sonderkommando (Juifs travaillant dans les camps), mais aussi pour les bourreaux : il leur donne la parole. Cette parole permet de revenir vers ceux qui ne la possèdent plus, elle les ramène à la vie le temps du film et livre leur histoire. A travers des interrogatoires précis et répétés, Lanzmann va recréer, sans image mais uniquement grâce au pouvoir invocateur des mots, l’acheminement des prisonniers, l’arrivée au camp, l’extermination ou la survie dans ces lieux. Le réalisateur refuse les images d’archives, pour lui c’est la parole qui doit être l’image, elle doit permettre au spectateur d’imaginer l’horreur qui ne peut être représentée.

Dans ce processus de l’invisible, la mise en scène joue un rôle crucial. Lanzmann va interroger différents témoins, qu’ils soient victimes ou criminels. Une seule caméra est utilisée, sa bobine est changée régulièrement ce qui interrompt le tournage et permet au réalisateur de prendre constamment du recul par rapport à son œuvre. Cette méthode interrompt aussi le témoin qui voit son effort de transmission reporté et qui doit ensuite revivre sa souffrance. Invité d’Antenne 2 le 21 avril 1985, le réalisateur confie : « J’ai choisi des protagonistes capables de revivre cela et pour le revivre, ils devaient payer le prix le plus haut, c’est-à-dire souffrir, en me racontant cette histoire. » Cette douleur est au cœur du film, même si Lanzmann refuse les larmes : on ne peut pas comprendre ce qu’ont vécu ceux qui sont morts, ni ceux qui ont survécu. Leur souffrance ne peut être partagée émotionnellement parce que bien trop grande, bien trop unique, en revanche elle peut être transmise par la parole et permettre au spectateur de s’imaginer, de voir (mais sans représentation), ce qu’ils ont vécu.

Les témoignages oraux sont l’occasion pour les victimes de raconter leurs peines dans leur propre langue. Lanzmann tenait à ce que l’hébreux, l’anglais, le polonais, l’allemand soient entendus dans le film, c’est pourquoi il va être accompagné d’une traductrice. Au montage, les scènes de traduction sont gardées intactes, hors de question de couper et d’accoler les images entre-elles : il faut garder la langue originale de celui qui parle. Ce processus de traduction montre une ouverture à l’autre et une acceptation de son identité en lui accordant le droit de parler dans sa propre langue. Lanzmann parle la langue « de l’ennemi » : l’allemand, parce qu’il considère que ce serait pervertir la vérité que de passer dans un autre langage. Comme la langue fait partie intégrante de la personnalité des hommes, la conserver rend l’œuvre encore plus réaliste et authentique. En intégrant la traduction dans le film, Lanzmann reconstitue une tour de Babel mêlant les différents protagonistes de Shoah.

Shoah est devenue une œuvre clé dans la représentation du génocide alors même qu’elle n’utilise aucune image d’archives ni reconstitution. Lanzmann est l’un des défenseurs d’une sacralisation de la Shoah. Son film est le manifeste de cette vision. Le génocide n’est jamais montré directement mais invoqué, avec distance. Les témoignages sont un passage vers ce lieu interdit qu’on ne peut revisiter et faire revivre. Pour Lanzmann, ce qu’il s’est passé durant la guerre est incompréhensible, c’est le symbole de l’horreur dont l’homme est capable. Il est impossible de reconstituer ces scènes sans les dénaturer, ni de rejouer des images du passé sans leur enlever leur réalité. Il est inconcevable d’expliquer la Shoah, il faut l’invoquer pour que le spectateur puisse la comprendre sans qu’on lui impose son image. Ce procédé soulève un paradoxe : la Shoah n’est pas expliquée, et pourtant les questions incisives du réalisateur et les détails poignants donnés par les témoins vont provoquer des visions dans l’esprit du spectateur. Ces visions vont lui permettre de comprendre la Shoah, d’y réfléchir et de la comprendre. Même si le film n’a pas vocation à expliquer cet événement considéré comme sacré et dont le sens est hors de portée, il permet au spectateur de raisonner et de comprendre. En un sens il atteint une portée que son créateur n’avait pas visée.

L’œuvre cinématographique a plusieurs facettes, entre sacré et représentation. A travers l’usage du témoignage Lanzmann fait abstraction de l’image pour préserver le caractère unique de la Shoah. Ce travail méticuleux permet au spectateur de comprendre ce drame historique même si le réalisateur considère celui-ci comme incompréhensible parce que non-vécu par la majorité du public. Cette vision n’est pas partagée par tous les réalisateurs, comme nous le montre le film de Steven Spielberg : La Liste de Schindler.

L’année 1994 est marquée par deux films du célèbre réalisateur Steven Spielberg : Jurassic Park et La Liste de Schindler. L’alliance entre la Shoah et le monde cinématographique hollywoodien suscite de nombreux débats. Historiens, philosophes et réalisateurs s’interrogent sur la légitimité de Spielberg dont le nom côtoie à la fois un film d’aventure à gros budget et la représentation du génocide juif. Le réalisateur a du justifier maintes fois son choix de se pencher sur un tel sujet et se défendre contre les attaques de Claude Lanzmann considéré comme la référence incontournable en la matière.

Issu lui aussi d’une famille juive, Steven Spielberg s’est replongé dans ses origines alors qu’il commençait l’éducation religieuse de son fils. Transmettre ce patrimoine à son enfant lui a fait comprendre l’importance de la Shoah dans son existence mais également dans celle de l’humanité. Le destin d’une famille rejoint ici celui d’une communauté : certains proches de Spielberg sont décédés dans des camps d’extermination. Fort de ses succès précédents (E.T. L’extraterrestre), l’artiste a décidé de se consacrer au thème de la Shoah avec un film qui bénéficierait d’un budget considérable et de l’appui d’Hollywood. Alors que le monde connaissait une nouvelle crise, celle de la guerre en Yougoslavie, Spielberg a jugé nécessaire d’user de son influence pour dénoncer le mal, la marginalisation et ainsi agir sur son public. Cette volonté de changer l’ordre des choses et d’offrir un témoignage qui puisse entraîner une modification du réel entre en contradiction avec les visées de Shoah.

Dès le début de son entreprise, Spielberg avait conscience des difficultés à venir. Se confronter à Shoah, œuvre-monument en la matière est difficile pour chaque réalisateur. Spielberg est lui aussi marqué par le sacré et le religieux. En effet, il considérait que ne pas réaliser son film, ou du moins ne pas tenter de le faire aurait été un péché. Malgré l’opposition entre les deux réalisateurs, un respect religieux pour le génocide juif leur est commun. On peut faire un autre rapprochement entre eux : tous deux ont placé le témoignage au cœur du processus de création. En effet, Steven Spielberg a réalisé son film en se basant sur des témoignages des « Schindler’s Jews » : les survivants qui doivent leur liberté au nazi Oskar Schindler. Là encore le sacré entre en jeu puisque ces hommes et femmes sauvés des camps considèrent Schindler comme un « envoyé de Dieu ».

L’usage de témoignages tient une place centrale dans La Liste de Schindler. Spielberg est parti du récit des survivants pour construire ses personnages. C’est en cela que le film est une re-création du passé et non pas l’émergence d’une pure fiction. Jacques Walter, dans son article « La Liste de Schindler au miroir de la presse », montre l’importance de ce processus créatif qui se base sur le réel pour faire un film. Cet usage de l’histoire se mêle à des éléments fictifs : création dialogues, de situations, de décors. La Liste est un film hollywoodien à gros budget, ce qui a permis de créer une esthétique soignée portée par le noir et blanc. L’usage de décors a été critiqué par Lanzmann qui ne tolère pas la re-création d’Auschwitz et des autres lieux du génocide. Les historiens et critiques sont quant à eux divisés quant à la véracité et la légitimité du film. Cependant, ils saluent en majorité l’effort de vérité du réalisateur qui peut toutefois être perverti par des « visées sentimentalistes ».

Plusieurs controverses ont agité la sortie du film ainsi que sa postérité. Nous allons en aborder trois : l’intrigue du film, la représentation et l’impact de l’œuvre sur ses spectateurs. La Liste de Schindler a suscité de vives réactions de la part de Lanzmann. Pour lui, pour parler d’Auschwitz, il faut retourner à ses origines c’est-à-dire l’Holocauste. L’Holocauste (terme qui renvoie à celui de Shoah) correspond à l’anéantissement du peuple juif européen donc à une communauté toute entière. La Liste raconte l’histoire d’un nazi ayant sauvé la vie de mille trois-cent Juifs. Pour Lanzmann, cette œuvre ne retranscrit pas l’expérience vécue par les Juifs pendant la guerre parce qu’elle ne correspond pas à la situation « classique » de ces derniers : les « Juifs de Schindler » sont une exception, des survivants parmi des millions de morts. Cette controverse est liée à la notion d’exemplarité : ces Juifs sauvés ne retranscrivent pas l’expérience de la majorité des leurs. La Shoah est un événement collectif et non pas individuel. De plus, pour le réalisateur de Shoah, traduire le génocide, c’est parler des morts et non pas des survivants.

Autre procès intenté au film de Spielberg : la question de la représentativité de la Shoah. Comme nous avons pu le voir auparavant, Lanzmann et d’autres protagonistes tels qu’Elie Wiesel refusent la représentation d’un Auschwitz sacré. Pour eux, toute mise en forme de cette tragédie correspond à une « trivialisation » selon les mots de Lanzmann. Celui-ci établit son œuvre Shoah comme une limite : il y aurait « un avant et un après Shoah ». Spielberg n’aurait pas respecté cet état des lieux en créant La Liste. La fiction est répudiée par Lanzmann et son film traduit ce rejet de la représentation du sacré. Pour le réalisateur, son film marquait une ère nouvelle dans le cinéma lié à l’Holocauste : la fiction devait en être bannie ainsi que toute image relative au massacre. Cette horreur vécue par les Juifs est ainsi sacralisée : elle ne peut être comprise ni montrée. En contrepoint de cette vision se trouve Spielberg : en effet, son film, bien loin de vouloir trivialiser un événement tragique, entend montrer la Shoah pour l’expliquer au public. Face au sacré se dresse la monstration comme processus de compréhension et de progrès pour ne plus que de telles horreurs ne se reproduisent. Les deux œuvres se trouvent confrontées dans leur fondement même et ne cessent de s’opposer lorsqu’on les met en perspective. En effet : La Liste est un film sur la survie, Shoah sur la mort ; Shoah revisite les lieux de l’extermination tandis que la Liste se sert d’un décor ; Lanzmann interdit les larmes alors que la Liste est un film dramatique et cathartique. De plus, Shoah refuse de confronter les témoins entre eux alors que la Liste est un constant échange entre victimes et bourreaux ; enfin la Liste est un film recréant les images d’archives et représentant ce qu’il s’est passé tandis que Shoah refuse toute monstration : l’horreur de l’Holocauste est sacrée.

Shoah et La Liste sont deux films aux méthodes et portées opposées. Ils ont crée autour d’eux deux manières de percevoir l’Holocauste. Le film de Lanzmann est tourné vers le sacré, la retenue et le don d’une histoire « neutre » tandis que La Liste fait entrer la Shoah dans le mainstream. Ce film hollywoodien a permis l’intégration de l’Holocauste dans la culture populaire qui a ainsi pu l’assimiler et le comprendre. L’usage d’émotions fortes (suspense, peur, tristesse) a permis de marquer le public, même si cet impact peut être critiqué. Cet impact a permis une prise de conscience du public ainsi qu’une meilleure compréhension de cette tragédie, grâce à la représentation et à l’usage des sentiments.

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Les œuvres de Claude Lanzmann et Steven Spielberg représentent deux monuments dans le cinéma de l’Holocauste. Tous les deux transmettent une façon de percevoir cette tragédie et de l’assimiler. Shoah est un film historique, témoin d’une tragédie qui a coûté la vie à six millions de Juifs. Cette œuvre tournée vers la mort transmet l’idée d’un Holocauste sacré qui ne peut être représenté. Face à cette vision se dresse La Liste de Schindler, film-fiction qui se veut re-création du passé. La représentation basée sur un scénario, des acteurs, un décor entraîne une prise de conscience efficace du spectateur devant les horreurs de la guerre. Ce film a permis l’entrée de la Shoah dans le mainstream mondial. Cette idée d’une œuvre destinée au public pose la question d’une « normalisation » de la Shoah et de la perte du caractère unique de l’événement, ce que craignait Claude Lanzmann. D’autres œuvres telles qu’Holocaust ou des grosses productions comme Elle s’appelait Sarah, posent le problème d’une normalisation et vulgarisation de ce sujet historique au profit de l’industrie cinématographique.

Camille Muller

Sources

Bibliographie

« De l’abjection (Jacques Rivette) », article paru dans les Cahiers du cinéma , n° 120, juin 1961, pp. 54-55. Repris dans Antoine De Baecque (edit.), Théories du Cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 2001, pp. 37-40.

FRODON (Jean-Michel), Le cinéma et la Shoah, Paris, Cahiers du Cinéma, 2007, 402 pages.

WALTER (Jacques), « La liste de Schindler au miroir de la presse », Mots, septembre 1998, N°56. pp. 69-89.

Filmographie

LANZMANN (Claude), Shoah, 1985 (613 minutes)

MACHNES (Assaf), Auschwitz on my mind, 2013 (16 minutes)

SPIELBERG (Steven), La Liste de Schindler, 1994 (195 minutes)

Sites

BLUMENFELD (Samuel), « Rétrocontroverse : 1994 , peut-on représenter la Shoah à l’écran ? », Le Monde, 8 août août 2007, http://www.lemonde.fr/idees/article/2007/08/08/retrocontroverse-1994-peut-on-representer-la-shoah-a-l-ecran_942872_3232.html

Article traitant de l’interview de Claude Lanzmann sur Antenne 2 :
ROBERT (Carole), http://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu01217/claude-lanzmann-explique-shoah-au-journal-televise.html

Une réflexion sur “Etude : Shoah et la Liste, entre sacré et représentation

  1. Très bel article. Pour un traitement à mi-chemin entre ces deux références, je te conseille aussi l’excellent « Choix de Sophie » de Pakula (je n’ai pas lu le roman dont il est l’adaptation, mais il doit être aussi remarquable). En tous cas, je suis heureux de voir que le film de Spielberg t’intéresse toujours autant.

    (Oui, nous nous sommes déjà parlés … je traînais à une époque sur les fora Allociné avec le pseudo « Schindler » – c’est d’ailleurs en repassant par hasard dessus que j’ai appris l’existence de ce blog !)

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